Un deuil impossible

La mort de Georges Guillet fut longtemps entourée d'un grand voile d'ombre, constituant presque un tabou dont l'évocation faisait encore mal des décennies après.

Car à la nouvelle de la perte de son mari et à l'obligation de devoir élever seule son enfant devenu orphelin, vint s'ajouter pour Eugénie Guillet un traumatisme supplémentaire: l'absence de corps.

Seules quelques informations vagues et parcelaires n'étaient jusqu'à aujourd'hui parvenues aux descendants de Georges.
Il a fallu relire, plus de 90 ans après les évènements, l'ensemble de la correspondance d'abord conservée par sa femme "Ninie", puis par son fils Roger, pour enfin découvrir les circonstances tragiques de sa disparition.

 

L'annonce

lettre d'Abel Juin à Madame Eugénie Guillet, le 2 août 1918
(Lettre retranscrite sans les fautes d'orthographe, pour en rendre plus facile la lecture. Le seul fait que les soldats français aient massivement, et de leur propre main, utilisé la correspondance écrite pendant la guerre, reflète déjà une certaine efficacité du système d'enseignement républicain dans la France de 1914-18. C'est l'absence ou non de fautes d'orthographe, la finesse ou la rudesse du langage, ainsi que le contenu des lettres qui permettent d'appréhender l'appartenance sociale et l'identité collective des différentes classes de citoyens devenus soldats-écrivains).
     
Madame,
Voici une lettre qui me porte beaucoup de peine à faire, et ça sera bien encore pire pour vous de la recevoir car je viens vous apprendre la mort de votre pauvre mari. Il a été tué dans la [soirée] du 24 juillet et le plus triste, c'est par un obus français. Pauvre Georges; c'était un de mes grands amis. Il vous a sans doute parlé de moi car l'année dernière, dans l'Aisne, où il a été enterré par un obus, c'est moi qui l'ai sorti. C'est bien triste de vous apprendre cette nouvelle, mais je ne tiens pas à vous laisser plus de temps dans l'inquiétude, car il m'avait toujours dit, que s'il lui arrivait quelque chose, de prévenir sa pauvre femme. Et les fois qu'il m'a dit aussi: "mon  pauvre Abel, après la guerre je veux que tu viennes me voir, comme tu n'es pas très loin". Moi je suis de Parthenay. Allons, ma pauvre dame, inutile de vous en dire davantage. D'abord, je n'ai pas la force, car je [le considérais] comme un de mes frères. L'endroit où il a été tué, c'est à la ferme Méry, à gauche de Reims. Allons ma pauvre dame, remontez-vous. Un peu de courage. Je vous dis tel que ça s'est passé. Si j'étais auprès de vous, je vous l'expliquerais un peu plus en détails. Au revoir. Recevez, madame, mes sincères salutations.
Voici mon adresse: Juin Abel au 79ème Infanterie CM2 (S.P. 207) 
 
On ne sait avec certitude si c'est par cette lettre ou par une communication officielle des autorités militaires qu'Eugénie apprit la mort de son mari.
 
Toujours est-il qu'elle chercha à tout savoir sur les circonstances du drame, et sur le lieu où Georges avait pu être enterré. Elle-même et d'autres membres de la famille Guillet se lancèrent dans une quête d'informations qui donna lieu a`de nombreux échanges écrits avec d'anciens camarades de régiment, des gradés, des autorités civiles.
Le 15 Août 1918, en réponse à une lettre du 9 envoyée par l'oncle de Georges, l'un de ses compagnons de régiment, au nom illisible (Maintre, Mannure¿?...), écrit:

"Je puis vous dire que j'ai fait tout mon posible pour avoir les renseignements nécessaires. Je vous prierais donc, mon cher Monsieur, de vouloir bien patienter encore quelques jours pour que je vous donne de plus amples renseignements, car la censure est en ce moment très rigoureuse, d'autant que plus que dans quelques jours je pourrai peut-être vous dire exactement où se trouve[nt] les reste[s] de votre cher Georges.
Je sais qu'une grande partie de nos morts ont été ramass[és] sur le champs de bataille et ont été ramenés à Villedommange où ils ont une sépulture. Comme nous sommes toujours ici, je vais faire tout mon posible pour aller voir si je retrouve Georges. Je vous donnerai réponse aussitôt.




Villedommange, juillet 1918 - Identification des cadavres
Villedommange, Juillet 1918 - Identification des cadavres -
A noter les soldats africains en arrière-plan, chargés de
proceder à l'enterrèrement. 
Je ne peux pas refuser à votre chère nièce d'aller lui rendre visite comme elle le désire, peut-être dans le courant d'Octobre. [...]   

J'ai sur moi un médaillon et l'alliance de mon regretté camarade, que je vous remettrai[] mais au cas où il viendrai[t] à m'arriver quelque accident, j'ai fait tout le nécessaire pour que le tout vous soit remis.*
Pour les autres objets dont il était porteur (argent, portefeuille, etc), ils vous seront remis par l'autorité militaire.
Je vous écris de Chamer[y] et ce soir nous montons aux tranchées. Ce dernier pays est très calme et la population commence à y revenir.
Malheureusement pour Bouleuse**, je ne puis guerre vous renseigner. Lorsque nous sommes arrivés ici, il y a un mois, ce pays était occupé par les boches, mais actuellement il est aux mains des Français. 

* voir encadré "En cas de malheur..."
** Bouleuse, où se trouvait un autre cimetière de soldats tombés dans la défense de la Montagne de Reims



* En cas de Malheur...
Billet porté le camarade ayant gardé les obejts personnels de Georges jusqu'à ce qu'ils puissent être envoyés à Ninie.




C'est finalement en février 1919 qu'Eugénie apprit les circonstances de la mort de Georges, après avoir écrit à de nombreuses personnes: autorités militaires, aumonier du régiment, caporal fourrier, et bien sûr, camarades de son unité.  (cf. chapitre "La dernière bataille").

Le fait que son corps ait été abandonné sur le champ de bataille et de n'avoir obtenu aucune information quant à un éventuel enterrement ne la découragea pas pour autant.
Pendant plusieurs années, Eugénie chercha à retrouver le corps de Georges.

Elle écrivit au maire de Méry-Prémecy et alla même jusqu'à se déplacer jusqu'à ce village de la Marne champenoise. En vain. Elle ne parvînt jamais à élucider ce qui était advenu du corps de son mari.

Le soldat................... à qui elle avait écrit l'eclaira sur ce qui avait pu se passer: ayant du battre en retraite précipitamment devant une nouvelle attaque allemande et laisser le corps de Georges en chemin, ses compagnons d'armes ne purent l'enterrer; il émet donc les deux hypothèses suivantes: soit le corps a été enterré par les Allemands lorsqu'il se sont trouvés à l'orée du bosquet entre la ferme de Méry et le Bois Planté - de l'autre côté du vallon, en direction de Vrigny, où se trouvait la ligne française, soit les services français chargés de la récupération des corps sur les champs de bataille ont pu l'enterrer ultérieurement, une fois reconcquis le terrain perdu. Un autre cas de figure n'est pas évoqué par le soldat-témoin, mais qui est plausible au vu de l'activité des artilleries bélligérantes sur cette portion du front: la disparition pure et simple du corps sous les obus et la terre soulevée par le déluge de feu...


Lettre de Marcel Mercier, frère de Ninie et beau-frère de Georges - le 17 août 1918

Ma pauvre Ninie,

je remets tous les jours de t'écrire, mais tu sais, ma pauvre Ninie, c'est à peine si j'ai le courage d'écrire depuis que j'ai reçu la terrible nouvelle. Oui, ma pauvre Ninie, je partage tes peines car tu sais qu'avec ce pauvre Georges, nous étions comme deux frères, et je t'assure que depuis ce jour-là, il m'arrive souvent de me cacher tout seul pour pleurer à mon aise.

Quelle triste vie tout de même nous menons en ce moment,et que de misères et malheurs cette terrible guerre nous amène[]. Et combien encore en restera-t-il?
Et le petit Roger marche tout seul paraît-il? Pauvre Georges, il aurait été si heureux de le voir grandir. Vraiment, la destinée est là et on n'y peut rien. C'est encore plus terrible de le savoir tué par un obus français. C'est la fatalité, quoi?
J'avais déjà bâti bien des châteaux en Espagne, car je croyais bien me trouver en permission avec lui, mais hélas, tout est bien fini  S'il n'y a pas de changement, je co[mp]te y aller dans un mois environ.

Ma chère Ninie, je vais te quitter, prends courage, embrasse bien ce pauvre petit Roger qui heureusement est là pour te consoler. En attendant de te voir, reçois mes sincères amitiés. Embrasse bien Maman et Roger pour moi.

Je t'embrasse

Marcel

Quelques jours après, Marcel allait lui aussi être tué au combat

Le 6 février 1919, c'est Pierre Gillopé, Sergent Fourrier appartenant à la même compagnie que Georges (2e Cie. de mitrailleurs -CM2- du 79e RI) qui, se trouvant en permission à Montereau (Seine et Marne, Secteur Postal -SP- 126), écrivait à Ninie au sujet du lieu où pouvait se trouver le corps du
soldat défunt:

Madame,

Etant en permision, votre lettre ne me parvient qu'aujourd'hui et ce n'est grâce à la complaisance d'un camarade que je dois de vous répondre aussi rapidement.
 
J'accède volontiers à votre désir de vous transmettre tous les renseignements que je possède sur la mort de votre cher mari, mon camarade Georges. Mais je ne puis vous les donner aussi précis que je le désirerais, puisque les circonstances ne m'ont pas permis de rendre moi-même les derniers honneurs à ce cher ami.

Bas-relief du Monument aux Morts
de Saint-Laurent-du-Pont, Isère.
Le petit bois où se trouve, ou plutôt où j'ai déposé son corps, est situé dans le ravin au dessous de la ferme Méry (commune de Méry Prémecy) entre cette même ferme et les bois de Vrigny qui couronnent la cote 240. L'endroit exact est la lisière droite de ce bois, en regardant la ferme. D'ailleurs, je vous fais ci-dessous un croquis sommaire représentant ces lieux, autant que je peux en croire mes souvenirs:



Lettre-témoignage de Pierre Gillopé.

D'autre part, j'ai su que la Division  qui avait relevé les restes de notre pauvre Régiment, a enterré beaucoup de nos morts. Vous pourriez peut-être écrire à l'Aumônier de la 2e Division Coloniale par B.C.M. pour lui demander quelques renseignements. Je sais que les brancardiers de cette division ont enterrés [sic] de nos morts dans leur cimetierre, situé au lieudit  "La Chauhée de Bouleuse", commune de Bouleuse (Marne).

Voilà Madame les seuls renseignements que je puis vous donner. Je souhaite de grand coeur qu'ils puissent vous aider à retrouver la dépouille de votre époux dont je garde un excellent souvenir.

J'ai bien reçu votre petit mandat et vous en ai accusé réception à l'époque. Ma lettre a probablement été égarée.

Permettez-moi de vous en remercier.

 
 


A gauche, l'orée du bois où fut déposé le corps de Georges...

 

Dans une lettre du 19 février 1919 en réponse à Ninie, un autre camarade de régiment - dont le nom est malheureusement illisible, fournit des réponses partielles au sujet des circonstances de la mort de son mari.

...............
..............

..................





Vers 23 heures, les canons français pilonnent les lignes allemandes, sans doute sans tenir compte du saillant que constitue la ferme Méry, bombardée elle aussi. Georges se trouve dans l'écurie située dans l'une des ailes de la ferme. Il est atteint, selon le principal témoin, par un éclat d'obus qui le touche en plein coeur. C'est la fin.
Un autre soldat est touché à mort: le soldat Gervais Despont (orthographié Desponts dans l'historique du 79e RI, et Desmpon sur le monument aux morts de Vezac, en Dordogne, où il est inscrit sous son deuxième prénom, Kléber).
Les effets personnels

Dans les semaines qui suivirent la mort de Georges, un petit sac de 25x15 cm environ renfermant ses effets personnels fut remis à Eugénie, désormais "Madame veuve Guillet". Il portait sur l'une des faces, écrit à l'encre bleu lavande, l'inscription suivante:
"79e Regt. d'infrie.
Guillet, Georges
soldat C.M.2
Tué 24-7-18"














Il contenait les objets suivants:
- une étiquette avec les nom et prénom du défunt, régiment et compagnie, ainsi que nº de carnet de soldat, estampillée par le service de l'etat Civil de la Ve Armée. On peut apprécier un trou dans l'étiquette qui laisse penser qu'elle a pu être attachée au corps de Georges afin de permettre son identification avant sa mise en terre.
- un miroir de fabrication artisanale, en bois et verre
- un morceau de capote de Georges avec son nº de Régiment (79)
- son carnet de soldat
- un petit porte-monnaie en cuir
- la plaque de soldat de Georges (nº 531)







L'inlassable recherche
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Les démarches administratives

Eugénie Guillet, veuve de guerre.


Roger Guillet, pupille de la Nation


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